Evoquer Pierre Laborie qui vient de nous quitter et avec lequel j’ai eu la chance de diriger un séminaire commun à l’EHESS « Construction et réception de l’événement (XVIIIe-XXe siècles) pendant sept ans (1996-2003), c’est tout d’abord exprimer une vive émotion et une grande tristesse.
Il n’y avait rien de commun entre le siècle des Lumières et le régime de Vichy, pourtant nous nous sommes réunis (sur une idée de Nicole Loraux) avec l’intense conviction, qu’apprendre, c’est apprendre autrement. Avec Pierre Laborie, nous partagions semaine après semaine des regards croisés sur des interrogations communes, et des questionnements sur la manière d’étudier le passé. Pierre Laborie, homme si sensible, cherchait alors à bousculer les idées reçues, ce confort intellectuel des vulgates multiples qui l’entouraient alors, notamment à propos du « politiquement mémoriel » faisant croire que la France sous l’Occupation aurait été toute entière plus ou moins d’accord avec la collaboration. Ainsi avons-nous travaillé sur la mémoire, le tranchant de l’événement, le sens du silence, les pensées multiples et tant d’autres choses.
Mais on ne peut parler de ce séminaire sans évoquer l’ambiance qui y régna : les étudiants y étaient fort nombreux et passionnés. Devenus « grands » aujourd’hui, ils m’en parlent encore, se disant marqués par cette aventure intellectuelle, étonnante, innovante, bousculant tous les stéréotypes et les idées reçues. Je veux aussi parler de Pierre Laborie : son intense sensibilité, son exigence profonde, son sens de la nuance, son désir de vérité ne l’empêchaient pas de pourfendre les évidences, et de trouver, dans les interstices des événements les plus ordinaires, des sens nouveaux et éclairants. Il faisait cela avec humour, tendresse, et aussi une grande conviction. Transmettre aux plus jeunes était sa plus grande joie, et le séminaire ressemblait parfois à un tourbillon de questionnements aidants à penser le réel, à se loger dans l’infinie complexité des comportements. Dns cet heureux travail de déconstruction, le séminaire tout entier était partageur et très aimé. Un de ses étudiants qu’il avait formé (alors qu’il n’avait pas le bac) aimait à dire : « Il nous conduit vers notre propre intelligence. Il travaille avec notre imaginaire et y confronte son savoir. Avec humour souvent car il était taquin ».De lui, avec lui, j’ai énormément appris, autant sur le plan humain qu’intellectuel et ce travail en commun m’emmena sur des chemins nouveaux. Je les lui dois. Je n’oublie pas qu’il fut l’objet de contestations et d’oppositions. J’ai su les blessures qu’il ressentit de n’être pas toujours compris. Cela n’abîmait jamais son enthousiasme pour transmettre et écrire. Notre grande amitié prit place dans ce contexte unique. De Pierre Laborie, je ne veux rien oublier, tant il fut un exemple et un être d’affection.